Le crash de l’A320, un copilote au «moral cassé»?

De nombreux commentaires et hypothèses sont entendus autour du suicide présumé du copilote du crash de l’A320. Nous sommes tous en choc de cet acte inconcevable. Cela nous semble complètement fou qu’un pilote puisse décider intentionnellement de faire tomber l’avion dont il a la responsabilité. Comment un professionnel parfaitement formé, sportif, intelligent et responsable peut-il commettre cet acte consciemment et faire ainsi mourir tous les passagers, ses collègues et lui-même? C’est complètement absurde!

Je laisse le soin aux divers experts chargés de mettre de la lumière sur les raisons personnelles ainsi que les causes spécifiques de l’acte désespéré de ce copilote. Il est impossible en l’état actuel des informations véhiculées par les médias de comprendre ce qui s’est réellement passé.

Il me semble important d’élargir le débat. Si un pilote d’avion a effectivement commis un tel acte, est-ce que d’autres professionnels que nous côtoyons dans notre vie courante pourraient nous mettre en danger aussi? Nous mettons régulièrement notre vie dans les mains de certains professionnels: que ce soit un chirurgien, un médecin anesthésiste, un conducteur de bus, un agent de sécurité, selon le domaine dans lequel nous travaillons cela peut aussi être un simple collègue de travail ou notre chef direct, un moment d’inattention et c’est l’accident… Comprendre ce qui s’est passé pourrait nous aider à prévenir d’autres tragédies à l’avenir.

Pour moi la question à se poser suite à ce drame est: quelle est la place que nous donnons à la vie émotionnelle au travail. Si mon moral est au plus bas ou alors que l’agressivité monte en moi, si j’ai des idées noires, que je suis à bout, à qui puis-je en parler parmi mes proches? A qui puis-je me confier dans mon entreprise? Que vont penser mes collègues ou mes supérieurs si j’ose avouer que je me sens tellement mal dans ma peau que je ne sais pas si je suis capable de faire face à mes responsabilités professionnelles habituelles? Avoir une jambe cassée est un mal visible et incontestable, on ne verra jamais un pilote se présenter à son poste une jambe dans le plâtre soutenu par des béquilles. Mais avoir un « moral cassé » et être soutenu par des anti-dépresseurs est-ce visible? A quel moment dois-je m’arrêter car je suis trop à risque pour faire mon travail? Même si un médecin me prescrit un arrêt de travail, je peux me convaincre que je suis encore valide, je peux temporairement minimiser la gravité de mon état et me dire que cela va aller, je tiens le coup encore un peu, mon travail est très important, c’est peut-être la dernière chose qui tient encore debout dans ma vie, je ne veux pas le perdre… Que vont penser mes supérieurs s’ils reçoivent un certificat d’arrêt de travail délivré par un psychiatre?

Dans la formation professionnelle, nous accumulons des connaissances logiques et intellectuelles, nous apprenons des gestes techniques, nous développons une connaissance des risques et de la sécurité. Mais nous apprenons rarement à connaître notre vie émotionnelle, à savoir identifier nos émotions, à les nommer, à les vivre au mieux, à les gérer de façon saine, à sentir nos besoins, nos limites. Et si j’identifie le mal qui m’habite, suis-je capable d’en parler? Ai-je appris à demander de l’aide?

De plus, dans le monde du travail, aucune place n’est donnée à la vie émotionnelle: ce n’est pas professionnel d’être émotif. Il est probable que si je me montre vulnérable, je serais très mal évalué, mis en doute dans mes capacités.  Ainsi il y a un fort risque que nous soyons déconnectés de notre sensation émotionnelle au travail, nous avons tendance à nier nos émotions le temps d’effectuer notre mission professionnelle, il est nécessaire de serrer les dents, de s’accrocher comme on s’est toujours accroché dans les passages difficiles de notre vie. Mais à force de se déconnecter, de se dire « même pas mal » comme le disent souvent les enfants pour se montrer grands, le mal-être peut soudainement nous déborder, nous envahir, devenir totalement insupportable d’autant plus si nous sommes complètement seul. Cette souffrance intérieure extrême peut nous pousser à des actes inconscients et complètement irrationnels.

On ne soupçonne pas la puissance de la vie émotionnelle qui peut devenir un vrai tsunami intérieur. Lorsque nos émotions sont trop contrôlées, niées, lorsqu’il n’y a aucun espace pour pouvoir les vivre, les nommer, en parler sans crainte d’être jugé incompétent, oui, alors le danger est grand que quelque chose échappe à notre contrôle mental.

Et dans de rares cas, dans une solitude profonde, cela peut amener à une tragédie.

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